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Toto

Découvrez la novelle "polar" écrite par Claude Millerand


"...C‘est quoi ce délire ?
Putain ! C’est qui ce type ? Qu’est-ce qu’il vient fiche chez moi à bouffer mes chouquettes ? "


TOTO par Claude Millerand



- Hello Claude, comment tu vas ?

- … Isabelle ? C’est toi ?

- Oui… J’ai voulu t’appeler mille fois, mais Je n’ai pas eu le temps, désolée…

- T’inquiète ! Tout va bien, under control.


Comment lui dire que je vais beaucoup mieux depuis que le diagnostic est tombé ? J’y vois plus clair et le protocole de soin me semble au point. Comment lui faire comprendre que j’ai l’impression d’avoir changé de réalité ? Je me sens léger, loin des mesquineries du quotidien...

- Hum..., effectivement tu m’as l’air en pleine forme, on prend le temps de se voir bientôt ?

Sa voix me fait du bien. Mon ex-femme assure, elle a toujours assuré. Quel que soit ce qui va se passer pour moi, je ne m’inquiète pas pour Adèle et Marie, nos filles, adultes, encore jeunes certes, mais leur maman veille.

Depuis l’annonce de la maladie, j’ai eu comme un déclic, en deux temps.

Clic ! Faîche ! Faut que ça tombe sur moi, désolation, conscience aiguë de ma finitude, la fameuse impermanence bouddhiste. Rien à foutre de la leucémie ni du bouddha. Même pas peur.

Clac ! L’heure de déposer les armes vient de sonner, fini de s’exciter au boulot ou ailleurs, la retraite de monsieur est avancée, une autre vie prend forme...

J’ai faim, j’ai encore faim de curiosité, et des envies d’explorer.

L’index qui switche sur l’écran, l’algorithme de Facebook me propose des profils qui pourraient devenir des amis potentiels, virtuels ou réels, va savoir. Dans ce défilé improbable de potes « en ciel », de pseudos et de silhouettes, je m’arrête sur un certain Mister HI : pas de photo de profil, juste une ombre chinoise. On distingue vaguement un nez légèrement retroussé et une tignasse aussi garnie que frisottée. Je cligne des yeux. On dirait Ettore Thomassini, mon ancien camarade de classe. Comment est- ce possible ? Par quel caprice du destin faut-il que Facebook me propose soudain son profil alors que ma vie arrive doucement en fin de course ? Je fais défiler sa page : pas d’amis en commun, aucune précision ou description, un caillou coloré illustre sa couverture. Je laisse un message d’invitation pour accompagner ma demande d’amis.

Toto ...c’est Toi ? signé Mimil ☺

Je plonge illico dans le souvenir de cette première journée de 4ème. Fin d’après-midi de septembre, j’ai le moral dans les chaussettes, je viens de changer de collège, je ne connais personne. Un sac d’école tout moche, plombé, dès ce 1er jour par une tonne de choses à ne pas oublier - et merde, je vais souffrir, c’est sûr ! - et 10 minutes à pied à me farcir jusqu’à l’arrêt de bus qui me ramène chez moi.

À la sortie du collège, je vois trois grands gaillards ( des 3èmes) autour d’un gars de ma classe tout malingre. Visiblement, aujourd’hui, c’est sa fête : et paf ! une claque derrière la tête, « Oh Oh Totooo ! » annonce bien fort le plus grand qui a pris son blouson pour faire le toréador. Les coups de règle pleuvent, et les deux autres se marrent en beuglant « Olé ». Le petit au milieu n’en mène pas large, son sac traîne à ses pieds, ses poings boxent dans le vide, il écume de rage, crie et pleure et les insulte : « Sales cons fumiers bâtards de chiottes pourries ! » Deux secondes suffisent à me décider. Je prends mon élan, arme mon bras, cartable au poing, et BOUM ! Par derrière dans la tête du grand con pendant que VLAN ! Le pointu de mon pied vient se planter très fort dans le gros cul du second. Les poings serrés menaçant devant le troisième, je lui balance : « Alors, Ducon, on aime la corrida ? »

Direct, Toto se marre en se foutant de la gueule de ces trouillards qui détalent comme des garennes. Illico, on est devenu meilleurs potes. On ne s’est plus quittés pendant deux ans. Il était la tête, moi les bras.

Cling ! Notification : acceptation de ma demande d’ami et s’est fendu d’un message :

Salut Mimil ! Hé oui c’est bien moi ça fait un bail. Je ne sais pas comment tu as fait pour me retrouver… Amazing my Brother !

Sonnez, trompettes ! La réponse de mon pote à mon message n’a pas traîné. Visiblement, lui aussi est heureux qu’on se retrouve. Revoir Toto, c’est de la nostalgie à l’état brut. Une façon de contourner les avanies de cette pathologie qui progresse en silence.

On a convenu que ça se ferait chez moi, il lui faut juste un peu de temps pour s’organiser, se recaler, il arrive de l’autre bout du monde, il m’expliquera tout ça de vive voix. On prend date pour samedi en dix, juste avant ma première chimio. Nickel chrome. Une perspective joyeuse en cette fin de printemps où j’encaisse comme je peux ce foutu COVID, à la sauce mauvais sang. L’oncologue m’a dit que, dans mon cas « d’immuno-déprimé », ma part de travail était de profiter des bons moments qui allaient se présenter.

Un signe du destin en trompe-l’œil ? une illusion d’optique ?

Tout excité à l’idée de concocter des bonnes choses à déguster qui pourraient accompagner le récit croisé de ces 40 dernières piges, j’opte pour des Spaghettis al limone tout à fait adaptés pour fêter des retrouvailles avec un pote rital. En entrée pour ouvrir l’appétit, je vais la jouer bourguignon avec chouquettes au fromage et tomate cœur de bœuf en salade- elles sont arrivées à maturité sur mon balcon-terrasse-. Une fierté que j’aime partager et qui me permet d’assumer crânement mon côté paysan. J’ai mis un Chablis 2004 au frais et un Pommard 2015 à décanter.

Chemisette à carreaux beiges et blancs, jean, babouches orange, rasé de près, dans mon antre de solitaire volontaire, je suis tout chose, un poil tendu. Après tout, ce type est peut-être devenu un véritable connard.

Sur le palier du 7ème étage, je le laisse reprendre son souffle. Je devine son sourire derrière son masque, les yeux qui brillent au bout de ses pattes d’oies. Ces rides accentuent le caractère filou du bonhomme, sec et noueux comme un cep de vigne de ses Abbruzes natales. Une veste bleue légère portée sur un tee-shirt blanc et un pantalon de lin à fines rayures lui donnent une classe folle. Il n’a pas changé. Il tire d’une sacoche un paquet en forme de bouteille et se démasque, dévoilant une fine moustache qui contraste avec sa tignasse bouclée poivre et sel. On est là, face à face, dans une hésitation silencieuse, quelques secondes, et on envoie valser les gestes barrières en tombant dans les bras l’un de l’autre.

Au milieu du salon, Toto fait son show en tournant sur lui-même les yeux écarquillés, admiratif, tandis que j’inspecte la bouteille - un whisky japonais Suntory, Hibiki, 21 ans d’âge.

- Ouah wah wouahhhh ! ben mon cochon tu nous gâtes ! On va le goûter et profiter du soleil à l’ombre sur le balcon !

Un instant plus tard, installé sous le soleil avec vue sur la forêt dense qui s’étale à l’horizon, une mer verte percée d’un pylône, Toto lève son verre pour trinquer. Il allume une cigarette et m’en propose une que je refuse.

  • Tu fumes plus ?

  • Si...de l’herbe le soir pour dormir.

  • Je me trompe ou tu vis seul ?

-Alors là, t'ouvres un sacré chapitre, mon gars.

- J’suis pas pressé.

Toto avale son verre d’un trait. On fait un rapide tour de ma vie, je commente, je contextualise. Il ne pose pas trop de questions, je le sens soudain mal à l’aise.

- Je vais nous chercher quelques munitions pour étancher ce délicieux whisky avant qu’on soit trop bourré, je lâche.

Au passage, j’envoie Superstition de Stevie Wonder sur l’enceinte connectée du salon avec mon téléphone. Aussitôt, tout sourire, Toto, index en alerte, accompagne en rythme la musique. Je rejoins la cuisine dans un roulement d’épaules les yeux mi-clos. A mon retour, Toto me tourne le dos, immobile. Je baisse le son et annonce :

- Chouquette au fromage et cœur de bœuf en salade...

C’est là que tout part en vrille. En eau de boudin.

Quand il se retourne.

Toto tient une grenade dans une main et un pistolet dans l’autre. Le regard brillant, il me fixe, tremblant.

- T’inquiète, qu’il dit d’une voix éraillée en posant ses armes sur la table basse. Assieds-toi, je vais tout t’expliquer.

Je tente de placer un mot mais d’un geste, Toto m’intime l’ordre de me taire.

- Ne m’interromps pas bordel sinon on va pas s’en sortir !

Je n’ai plus la main, je me cale dans le fauteuil, attrape ma boîte à malice, en extirpe un pétard et l’allume. Besoin de faire retomber la pression. La grenade et le révolver sont sur la table. J’inspire une bouffée d’herbe folle sans les lâcher des yeux. Rester attentif, concentré, et aussi calme que possible.

- Bon, se lance Toto, on va pas entamer le chapitre des souvenirs, j’ai aucune mémoire et je ne sais pas si je me serais rappelé de toi sans l’article paru dans le journal sur ta fille Adèle, major (et la plus jeune) de sa promotion à Sciences Po Paris section finance. Voilà tout pile ce qu’il me fallait, je m’suis dit !

Je ne sais pas pourquoi, je ne le sens pas. Le silence devient gênant. Toto me jette des coups d’œil furtifs, il guette mes réactions, il est tendu au max, il s’allume une clope et poursuit :

- … Je vais te la faire courte : moi, mon gamin est à l’hosto après une tentative de suicide. Sa mère s’est foutue en l'air il y a trois ans... J’ai pas une thune de côté et cette putain de pandémie vient de me faire perdre mon dernier job... Quand mon fils Yael est né, je n'ai pas été un super papa, on peut pas dire. Mais j’ai pris une assurance vie à son bénéfice et j’ai réglé toutes les mensualités rubis sur l’ongle. Je savais que ça pourrait servir un jour ou l’autre. Alors voilà, c’est maintenant, et c’est sur toi que ça tombe. Tu sais quoi ? Je vais pas te dire la messe. Les armes, là, c’est pour te dire qu’il faut que tu me butes.

Il aspire une grosse bouffée de cigarette.

- Et Yael touchera les 200 000 biftons de la prime. Si je me suicide, ça ne marchera pas. Et j’ajoute que t’as pas le choix.

Il tire de l’intérieur de sa veste son portable : ça lui prend deux secondes avant de me montrer à l’écran une photo de mes filles Marie et Adèle qui font un selfie sur le pas de porte de leur dernière colocation - photo publiée sur FB au début du mois.

- Si tu ne fais pas ce que je te demande, elles y passent toutes les deux, Capito ?

Je déglutis.

C‘est quoi ce délire ?

Putain ! C’est qui ce type ? Qu’est-ce qu’il vient fiche chez moi à bouffer mes chouquettes ? « Pote pour toujours », mon cul ! Il croit quoi, que je vais le laisser faire parce que je sens que la mort me frôle ? Je tire deux fois sur mon mégot en hochant la tête, puis je lui souffle en souriant :

- Sinon, y a une autre option.

- Comment ça ?

J’attrape ma paire de jumelles posée sur la tablette à côté de moi et la lui tend.

- Regarde avec ça, au pied du pylône en lisière de forêt légèrement sur la droite...Vas-y.

Je le sens fébrile. Il s’exécute, colle son bide à la rambarde du balcon et lève les jumelles à hauteur de ses yeux.

- Bah ! quoi ?… Je vois rien…

Pendant qu’il scrute l’horizon, je l’attrape, d’une main par le col de sa veste, de l’autre, j’empoigne sa ceinture et HOP ! Je le balance d’un coup par-dessus le garde-corps. Il s’écrase comme une bouse sur les escaliers vingt mètres plus bas. Pantin disloqué, une tache de sang qui grossit sous la tête. Plus un bruit, silence de mort, personne aux balcons. Ils sont tous devant le match. Je cligne d’un œil.

- Merci les bleus !

Allusion ironique à l’époque où on était ados. Notre slogan, c’était : RIEN À FOOT !

Je me recule, le cœur battant, éprouvant comme du dégoût… Je ne sais pas ce que je ressens. Je me laisse choir dans le fauteuil. Cette maladie me rend fou. Elle met tout à plat : les décisions mineures, les grandes questions morales, plus de distinguo, tout au même niveau. Je viens quand même de buter un mec qui me le demandait. C’est quoi la suite ? Je le rejoins ? Je fais le 17 ? J’appelle une amie ?

Je vais y réfléchir en faisant un brin de vaisselle.

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