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Écrire l'histoire

Découvrez la nouvelle "polar" écrite par Sylvie MARCHAND


Presser le pas. Ne pas se retourner.


ÉCRIRE L'HISTOIRE par Sylvie Marchand



Presser le pas. Ne pas se retourner.

Depuis une heure, Philippine se répète en boucle ce mantra « Presser le pas. Ne pas se retourner ». Elle sent leur présence derrière elle. Ils sont sur ses talons.

La journée avait pourtant bien commencé. Levée sans réveil avec le soleil, elle se faisait une joie mêlée d’un peu d’appréhension de retrouver « sa bande ». Six ans qu’ils ne s’étaient pas vus. Quand elle avait quitté Dunkerque, son port et sa cité pour Paris, le lycée Louis Legrand et sa prestigieuse classe préparatoire, elle avait laissé derrière elle ses meilleurs amis. Ils s’étaient jurés de se revoir, et puis, la vie parisienne, ses études si différentes de celles de ses amis d’enfance en avaient décidé autrement. Eux étaient restés là-bas, avec pour tout horizon le port et des petits boulots.


Presser le pas. Ne pas se retourner.


Les rues s’enchaînent. Philippine n’ose plus regarder derrière elle.

Ils avaient quitté les tours de l’île Jeanty de bon matin dans la super 5 bleue de Paul. Michelin.com annonçait trois heures quatorze de route mais, dans la vieille guimbarde, le trajet avait été plus long que prévu. Paris, Jennifer et Sam n’y étaient jamais venus. La foule bigarrée de Belleville, le quartier où vivait Philippine, les avaient étonnés. Les retrouvailles avaient été joyeuses.


Presser le pas. Ne pas se retourner.


Philippine voudrait se fondre dans le décor. Elle se sermonne « Fais la princesse, fais pas le pigeon. Si tu marches tête baissée, le dos voûté, d’un pas trop rapide, on va se retourner sur toi. Alors ralentis le pas, fais ta princesse et tu passeras inaperçue. »

Ils s’étaient raconté les six dernières années. Pour Paul et Jennifer, des années d’étude sans la moindre promesse d’embauche à l’horizon. Juste des petits boulots, de ceux sans intérêt qui permettent juste de survivre mais pas d’imaginer un avenir. « Avoir un BTS et ne trouver qu’un boulot de caissière… » se lamentait Jennifer. La vie avait mieux souri à Sam et Philippine : Sam travaillait désormais sur le port et elle était devenue prof de français avec, chance incroyable, un poste dans un petit collège parisien.


Presser le pas. Ne pas se retourner.


Partis de la rue de Tourtille où se situe le studio de Philippine caché dans une deuxième cour à l’arrière d’un restaurant chinois, ils avaient pris le boulevard de Belleville, direction République. Paris et ses tentations. Des rêves pleins la tête, comme quand ils étaient ados à Dunkerque, ils s’arrêtaient devant les vitrines. Qui regardant une robe, qui lorgnant sur un incroyable fauteuil multicolore dans une boutique de déco. Philippine se demandait pourquoi elle avait mis temps de temps à retrouver sa bande et le plaisir de partager ces moments d’insouciance.


Presser le pas. Ne pas se retourner.


Lentement, au fil des haltes devant les façades, les boutiques, le petit groupe s’était distendu. Jennifer et Sam marchaient devant, tout à leur émerveillement de découvrir la capitale. Place de la République, ils prendraient le métro direction Hôtel de ville pour aller voir la cathédrale Notre Dame, puis suivraient la Seine jusqu’à la Tour Eiffel. À l’évocation de Notre Dame, leur revenaient à tous une bouffée de jeunesse, leurs fous-rire et un air qui avait bercé leurs soirées.

« Il est venu le temps des cathédrales, Le monde est entré Dans un nouveau millénaire, L'homme a voulu monter vers les étoiles, Écrire son histoire Dans le verre ou dans la pierre... »

Avec My heart will go on, c’était l’une de leurs chansons préférées. Tous les cinq, ils les chantaient à tue-tête, à s’en époumoner.

Paul et Philippine suivaient un peu derrière, silencieux, ralentis par la claudication de Paul.


Presser le pas. Ne pas se retourner.


Depuis qu’elle était à Paris, Philippine ne s’était jamais rendue à Notre Dame. Inconsciemment elle s’y était toujours refusée. À y réfléchir, non pas parce qu’elle n’y trouvait aucun intérêt ou par manque de temps, mais plutôt parce l’édifice évoquait pour elle une chanson et des moments heureux qui y étaient liés.


Presser le pas. Ne pas se retourner.


À l’approche de la cathédrale, ils s’étaient tus, sans s’en rendre compte, accablés par les souvenirs, par les éclats de rire de celui qui manquait à l’appel. Cette chanson, ces chansons, tant de moments heureux et d’insouciance balayés en quelques minutes. Ils avaient si souvent parlé de la « virée du siècle » qu’ils feraient tous ensemble à Paris, de ce pari fou de monter dans les tours de la cathédrale et de chanter à en perdre haleine.


Presser le pas. Ne pas se retourner.


Plus les souvenirs lui revenaient à l’esprit, plus Philippine avait envie de fuir loin de ses amis.

Sortir station Hôtel de ville, suivre la rue direction l’île de la Cité. Paul avait saisi la main de Philippine en arrivant en vue de la Seine. Il s’y accrochait comme à une bouée. L’un comme l’autre ne pouvait voir un bateau sans penser à Thibaut.


Presser le pas. Ne pas se retourner.


Philippine a les yeux embués de larmes. La présence de ses amis l’insupporte. Fuir. Rester seule. Ne pas se retourner sur son passé.

Flash back. 7 mars 2015. Dunkerque vibre aux flonflons du Bal de printemps qui vient clore le carnaval. Philippine, Jennifer, Paul, Sam et Thibaut, comme toute la ville, déambulent, chantent, dansent. Ils sont proches du port où les attirent une fanfare et un groupe de carnavaleux. Et puis les choses s’accélèrent. Thibaut se prend pour Léonardo Di Caprio dans Titanic et un peu pour Jean Bart, le héros dunkerquois. Il saute sur un bateau amarré au port, monte sur la proue en chantant :

« Near, far, wherever you are,

I believe that the heart does go on.

Once more you open the door

And you're here in my heart,

And my heart will go on and on... »

Comme dans le film. Le bruit sourd de son corps qui bascule soudain dans le fleuve et coule à pic. Paul qui se jette à l’eau pour essayer de le repêcher et se blesse sur un casier de pêche en plongeant. Thibaut qui ne remonte pas à la surface et l’angoisse qui les submerge…

L’enquête avait conclu à un accident par hydrocution. L’inconscience de Thibaut et l’alcool avaient été la cause de sa noyade.


Presser le pas. Ne pas se retourner.


Soudain, Philippine se met à ralentir sa marche.

Fuir ses amis, fuir la culpabilité de ne rien avoir pu empêcher, fuir les regrets mille fois ressassés et se réfugier dans son appartement ne rimait à rien. Le moment était venu de partager les larmes, de se dire les mots trop longtemps retenus.


Ralentir le pas. Ne plus se retourner.

Et faire table rase du passé.

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