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La Meuse / Anne de Rancourt

Nous chantons. Je chante de tout mon cœur :


- Entends-tu les clochettes tint’…


Le son de la clochette tout au fond du couloir m’a fait sursauter. Je me tais. C’est léger, encore discret, mais j’ai clairement entendu sonner la clochette.



Ma copine Mathilde aspire un grand coup, bouche ouverte : ça fait « hhhan ! », quelque chose comme ça, puis elle se penche vers moi, me pousse du coude, chuchote un truc que je ne comprends pas et agite une main de haut en bas avant de la plaquer sur ses lèvres, arrondies en un O d’excitation mêlée de peur. J’en fais autant, Chantal, Martine et Michèle aussi. Et puis Sylvie et Virginie. Et encore Isabelle. Comme une contagion qui se propage à toute allure. Chaque fille de la rangée a maintenant une main sur la bouche et agite l’autre de haut en bas. La sœur fait « tsst tsst ! ». La religieuse quête notre attention, sourcils levés, elle pose un doigt sur ses lèvres, parcourt du regard chaque rangée de la classe. Yeux écarquillés, nous sommes hypnotisées. J’ai un peu mal au cœur.


Le son de la clochette se rapproche.


Notre chant s’est interrompu à « tintinnabuler ». Voilà, c’est ça le mot : la clochette, dans le couloir, elle tin-ti-nna-bu-le. De plus en plus près. Nous sommes muettes, toutes, souffle retenu, oreilles aux aguets, bouche ouverte et cœur affolé.


IL ARRIVE.


J’ai peur.


Ai-je vraiment entendu un frottement de semelles sur le carrelage, le frôlement d’un manteau le long des murs, le petit choc de son… de sa… comment ça s’appelle ? Pourtant on l’a dessinée ce matin… Je ne sais plus. La sœur sera fâchée. Lui aussi, c’est sûr.


La clochette n’est plus loin. Elle tintinnabule de plus en plus distinctement. J’ai mal au ventre. On entend d’autres pas.


Nous ne bougeons pas. Nos mains se sont posées sur les tables, comme des oiseaux. Dans mon ventre, ça tremble. Peut-être que si je ferme les yeux très fort je vais disparaître de cet instant, m’évaporer de cet endroit, me retrouver dans les bras de maman, tout de suite. Je ne veux pas être ici, je ne peux pas être ici. Mal au cœur, mal au ventre.


Je vais sûrement mourir, même si je ne sais pas comment ça fait. J’ai encore jamais mouru.


Dans mon cœur, quelque chose tape très fort. Mes doigts sont glacés.


Cette fois, ils sont là. On frappe à la porte vitrée de la salle de classe. Je ne regarde pas. La sœur, les mains planant au-dessus de nos petites têtes bouleversées pour maintenir le calme, invite d’une voix de traîtresse : « Entrez, Saint Nicolas, ô bon patron des écoliers ! »


Mais une affreuse ombre noire se précipite en premier dans la classe, bossue, sale, terrifiante et


: le Père Fouettard agite des branchettes de saule, comme celles du jardin de Grand-père, souples et menaçantes, sous le nez des petites filles du premier rang. Quelques hurlements fusent, la sœur fait « chut ! » le doigt levé. Tout le monde se tait, cœur battant. J’entends des reniflements. Je renifle aussi.


Saint Nicolas entre à son tour, dans sa grande aube violette, coiffé de sa mitre, comme l’évêque qui a confirmé ma grande sœur. Il avance paisiblement, de son pas solennel de Saint Patron des Écoliers, avec son… avec sa… crosse, c’est comme ça qu’a dit la sœur, pour le dessin. D’un geste ample, il fait reculer l’affreux bonhomme au visage barbouillé de noir : un vrai geste de grand saint envers le vilain échevelé qui va se cacher derrière le tableau. Il en ressort aussitôt avec le Grand Livre du Saint qu’il brandit comme une menace. Il croasse « Tout ce que vous avez fait est dedans, vilaines petites filles désobéissantes ! Saint Nicolas sait tout ! ». Mon cœur va sortir de ma poitrine, mon ventre devient liquide : ce matin j’ai volé le goûter de Mathilde dans son cartable et après j’ai fait semblant de le chercher avec elle. Le Saint le sait. Il sait que j’ai volé le Choco BN de ma copine. C’était bon, croustillant comme j’aime. Saint Nicolas l’a lu dans son Grand Livre, c’est sûr ! Je l’ai mangé dans les toilettes qui sentent mauvais, tout vite, pendant qu’Isabelle me tenait la porte pour que personne n’entre pendant que je…


Sous ma robe écossaise, soudain, c’est chaud, c’est mouillé. Je veux maman, je pleure.


La sœur vient près de moi, s’étonne à voix bien haute : « Eh bien, Anne, tu as fait la Meuse ? ». Au pied de ma chaise, elle a vu la petite rivière qui s’écoule avec un petit bruit et rejoint la travée.


Tout le monde rit. Même le grand Saint Nicolas, patron des écoliers, sait tout.


Le Père Fouettard rapplique en claudiquant, baguettes à la main. J’ai six ans, je ferme les yeux très fort.


Le Père Fouettard, soudain, glisse.


Et tombe.


Dans la Meuse.

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