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Grenouille

Découvrez la nouvelle "polar" de Delphine DELHAY

"C’était une jolie minette noire et blanche, au poil soyeux, aux yeux ronds et verts comme des olives..."

GRENOUILLE par Delphine Delhay


L’homme ouvrit la porte-fenêtre qui donnait sur la terrasse et soupira : Carrelage écaillé et poreux, joints truffés de mauvaises herbes, garde-corps rouillé et branlant, murs tachés par les intempéries. Tout semblait à l’abandon. Le jardin n’était guère plus réjouissant. Depuis que l’homme lui avait cédé la place, accablé par la mélancolie, la nature avait repris le dessus. Les pissenlits régnaient en maîtres sur cette pelouse qui souffrait de pelade. La mousse et le lierre recouvraient les pierres du puits centenaire au fond du jardin. Le chèvrefeuille dégarni et la vigne vierge, dans sa superbe robe rouge pourpré, s’entrelaçaient, grimpaient insolemment sur les surfaces qu’ils trouvaient et envahissaient tout. Les arbres n’avaient pas été élagués ni taillés de longue date et dardaient leurs branches en dépit du bon sens. Ce spectacle, ce matin-là, parut à l’homme d’autant plus désolant que sa petite chatte ne s’y trouvait pas.

Aucun mouvement perceptible sous les buissons, pas de bruissement dans les feuilles rougeoyantes d’automne.

Il siffla, appela la minette par son petit nom et secoua un paquet de croquettes, ce qui en général la faisait rappliquer dare-dare. Mais pas de réaction. Seulement des gazouillis dans les arbres. Déjà, l’homme imaginait le pire. Son cœur se mit à battre la chamade.

Après son divorce qui l’avait littéralement anéanti, il avait, plus par dépit que par réelle envie, décidé de vivre à la campagne, lieu plus paisible et moins onéreux que la ville. Il avait jeté son dévolu sur un appartement situé au rez-de-chaussée d’une maison non mitoyenne, dans petit village dans la Meuse. Un patelin sans histoires où vivaient une centaine d’habitants. Pas de médecin ni d’école ou de boulangerie mais un bus scolaire et un camion qui passe pour le pain. La petite ville voisine, située à moins de 25 kilomètres, disposait, quant à elle, de tous les commerces et services, ce qui était, somme toute, bien pratique.

Ce rez-de-jardin l’avait tout de suite séduit. Les murs, épais et bien isolés, ne laissaient passer aucun bruit. Au départ enthousiaste, il avait réaménagé le jardinet selon ses goûts, tenté de planter des fleurs et des herbes aromatiques et passé des heures à désherber. Mais, très vite, il s’était lassé. À quoi bon, il n’avait jamais de visites, la seule convive qui s’invitait à sa table était « à quatre pattes » ; un petit chat errant du quartier que l’homme avait l’habitude de nourrir. C’était une jolie minette noire et blanche, au poil soyeux, aux yeux ronds et verts comme des olives, qui portait de charmantes petites chaussettes blanches et dont la queue fine et longue évoquait celle d’un singe malicieux. D’emblée, elle avait pris toute la place dans son cœur. Il lui avait attribué le sobriquet de Grenouille le jour où il l’avait vu sauter à plusieurs mètres de hauteur pour chasser une pauvre mouche. Il avait souri en pensant que Grenouille était aussi le nom du héros d’un roman qu’il avait lu dans sa jeunesse et qui l’avait tellement fasciné : Jean-Baptiste Grenouille, parfumeur et tueur de dames…

La petite chatte l’avait rapidement adopté et venait spontanément se frotter contre ses jambes, ce qu’il considérait comme une marque d’affection et de confiance. Dès potron-minet, elle l’attendait devant la porte-fenêtre. Il avait toujours l’impression qu’elle l’accueillait avec un large sourire ; dans la journée, dès qu’elle percevait un mouvement dans l’appartement, elle accourait, se dressait sur ses pattes arrières, griffait la vitre énergiquement, lui faisait les yeux doux et finissait par obtenir ce qu’elle souhaitait de lui : une pleine gamelle de croquettes. Grenouille comblait l’homme de bonheur. Elle lui apportait ce qu’aucun être humain - et certainement pas son ex-femme - n’avait jusqu’à ce jour réussi à lui offrir de manière pérenne : amour, douceur et réconfort. Jamais de critiques, de méchancetés gratuites, de questions bêtes, de reproches inutiles, de sempiternelles récriminations ou de débats stériles. La petite minette était toujours là, fidèle à son poste, bravant toutes les intempéries quitte à débarquer hirsute, le poil ébouriffé par le vent et rendu poisseux par la pluie, transie de froid. Et il n’y avait aucune raison pour que ce matin, en cette journée radieuse, elle manqua à l’appel.

L’homme secoua énergiquement à plusieurs reprises la boîte métallique contenant des croquettes, en vain. Où était Grenouille ? Lorsqu’une odeur pestilentielle lui frappa les narines, il réalisa qu’une épaisse fumée envahissait peu à peu sa terrasse. Depuis que les voisins, un couple de retraités, avaient fait construire une cuisine d’été, sans autorisation de la mairie, il était régulièrement enfumé. Et ce jour-là, une odeur particulièrement âcre se répandait et lui irritait la gorge. La vieille femme était à l’image du relent qui se dégageait de sa cuisine : odieuse et exécrable. L’homme s’était toujours demandé comment elle avait pu trouver un mari. Ce dernier, discret et résigné à l’excès, apparaissait parfois dans le jardin, le regard fixe et mutique, tel un épouvantail. La veille, une énième dispute avait éclaté entre eux et il s’attendait à le voir déambuler d’un instant à l’autre au milieu du potager, le dos rond. Ce petit homme frêle, taillé comme une ablette et surnommé “Rasoguet” dans tout le village, avait du mal à se faire une place derrière son épouse. Bien que de taille moyenne, la voisine était corpulente, ronde comme une boule. Une masse. Rien de féminin. La vieille bique s’habillait d’un pull en laine élimé marron caca d’oie qu’elle recouvrait d’une éternelle blouse à carreaux. L’homme avait eu maintes fois l’occasion de l’observer : dans la poche de sa blouse crasseuse se trouvait un couteau sans manche qui lui servait à peu près à tout : couper les pieds des champignons, récolter des feuilles de pissenlit pour sa salade, gratter sa nuque, ses mollets ou toute partie de son anatomie qui la démangeait ou bien curer ses ongles noirs comme le deuil. Son visage était marqué de profonds sillons et ressemblait à une pomme ridée et flétrie juste bonne à faire du cidre ou du calva. Des cheveux gris, secs sur les pointes mais gras à la racine, encadraient son visage. Ses yeux de moustiques se cachaient derrière d’épais verres de lunettes qui les rendaient encore plus minuscules et sur son nez informe avait pris racine une verrue poilue, un magnifique poireau. Sans doute usée par une rude vie de labeur et une existence remplie de contrariétés, la vieille serrait les dents si fort que des rides d’amertume entouraient ses lèvres fines et sèches, minces comme deux traits de crayon.

Une sale bonne femme, dans tous les sens du terme.

Son jardin, en revanche, frisait la perfection. À l’automne, son mari y faisait pousser des chrysanthèmes et des dahlias aux couleurs chaudes et mordorées. Au printemps fleurissaient des pivoines, des azalées, des tulipes, des fleurs de pavot, des roses dans les tons pastel. En été, c’était un feu d’artifice de couleurs, un festival de parfums délicats et exquis : les delphiniums, hortensias, achillées, bégonias, pétunias, œillets d’Inde, glaïeuls, lis, les parterres de lavande et le jasmin offraient des bouquets multicolores aromatiques et odorants que l’homme appréciait depuis sa terrasse. Mais ce matin-là, une odeur abjecte, une puanteur âcre de putréfaction ou de poisson avarié lui souleva le cœur. Que pouvait-elle donc faire cuire dans sa cuisine, au fond du jardin ? Soudain, il fut pris d’un horrible doute : et si cette odeur épouvantable avait un rapport avec l’absence de Grenouille ?

Depuis plusieurs semaines, des chats et des chiens disparaissaient sans raison, au village. Les potins allaient bon train. On parlait de laboratoires qui kidnappent de pauvres bêtes. Mais si les villageois avaient vu comme lui sa voisine chasser les chats errants de son jardin avec une fourche, sans doute changeraient-ils de fable. Les seuls animaux qu’elle tolérait étaient les poules que son mari venait nourrir le soir, dans le poulailler, au fond du jardin. C’est elle qui s’occupait de les tuer quand elles ne donnaient plus d’œufs. L’homme avait assisté récemment à la mise à la mort de l’une d’elles - il en avait encore des frissons. Le sang avait éclaboussé les mollets blancs et gras de sa voisine. Elle ne s’était même pas donnée la peine de jeter un seau d’eau sur la flaque écarlate dans laquelle s’abreuvaient encore des mouches et des papillons. L’homme songea à une phrase que disait souvent sa grand-mère : « Quelqu’un qui n’aime pas les animaux, ne peut aimer les humains ». Puis un sinistre bruit de scie provenant de la cuisine d’été de sa voisine lui glaça le sang. À quoi s’affairait-elle de si bon matin sinon à découper Grenouille ou le gros chien du buraliste disparu depuis trois jours? Le bruit de la lame pénétrant ce qu’il devinait être des os devenait de plus en plus insupportable. Lors d’une pause, l’homme vit sa voisine traverser le jardin en traînant un sac poubelle sur le sol, tout en marmonnant et ronchonnant des mots inaudibles. Il en profita pour s'approcher de la haie qui les séparait et l’interpella. Visiblement surprise, elle avança vers lui d’un air méfiant. Des gouttes de sueur coulaient le long de ses tempes. Elle appuya le sac contre la haie, fourra les mains dans les poches de sa blouse et l’interrogea du regard. L’homme lui demanda si elle avait vu sa petite chatte. Elle répondit que non, puis ajouta qu’elle était pressée, elle avait des invités et beaucoup à cuisiner. À cet instant précis, le sac adossé au buisson s’affaissa sur le côté, et s’ouvrit légèrement. L’homme s’attendait à en voir sortir une tête de chat ou de chien mais ce qu’il distingua le fît pâlir. Il fit mine de ne rien avoir vu, salua sa voisine, rentra chez lui et composa le numéro de la gendarmerie.

Les deux officiers aussitôt rendus sur place surprirent la vieille en train de remplir la benne à ordure devant la maison. Elle fut, pour ainsi dire, prise la main dans le sac.

Le lendemain, l’homme put lire dans le journal que sa voisine avait utilisé hache, scie, pince coupante et couteau pour découper dans son poulailler le corps de son pauvre mari : selon ses dires, elle l’aurait tué de façon accidentelle au cours d’une dispute, après l’avoir poussé violemment contre le buffet du salon. « La dépeceuse de Rancourt-sur-Ornain », ainsi baptisée par la presse, avait tenu à préciser que si elle avait achevé son cher et tendre à coups de chaise, c’était pour lui éviter des souffrances inutiles. Elle avait ensuite réparti dans plusieurs sacs les restes de la victime découpée en morceaux après avoir tenté de les faire cuir.

Une question taraudait toujours l’homme, cependant : où était passée Grenouille ?

C’est en prenant l’air dans son jardin en fin de matinée qu’un détail attira son attention. La plaque protectrice qui protégeait le puits avait été légèrement déplacée, sans doute soulevée par un fort coup de vent. Avant même de se pencher par-dessus l’orifice, l’homme su que Grenouille, sa raison de vivre, hélas, s’était noyée.

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