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LA MALLETTE

Découvrez la nouvelle polar écrite par Martial IMBAULT


"J’attends l’heure du jeu et le moment où il dira la somme que contient la mallette. C’est comme ça que s’appelle son émission « La Mallette ». J’attends qu’il me téléphone."
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LA MALLETTE par Martial Imbault


Chaque matin, elle aimait se mettre à la fenêtre quand le soleil venait se poser en flaque d’or sur la toile cirée. Dans cet espace, elle plaçait son bol et dégustait, par petites lampées, la lumière qui éclairait le thé ambré. Elle restait assise là jusqu’à ce que l’ombre emporte tout. Alors, seulement à cet instant, elle allumait la radio, sortait son petit carnet et écoutait la voix suave du présentateur.

*

J’attends l’heure du jeu et le moment où il dira la somme que contient la mallette. C’est comme ça que s’appelle son émission « La Mallette ». J’attends qu’il me téléphone. Parce que tous les jours il téléphone à quelqu’un. Un jour c’est sûr il m’appellera et je pourrai lui dire sans hésitation - pas comme ceux qui n’écoutent pas et que ça me rend dingue qu’ils n’écoutent pas - je pourrais lui dire combien il y a dans la mallette parce que je note dans mon petit carnet toutes les sommes qu’il ajoute. Aujourd’hui, il y a 142 251 Euros. Je ne sais même pas ce que je ferais de tout cet argent. Peut-être que je ferais construire une petite maison un peu plus loin près du fleuve, là où les grandes aigrettes, les ibis rouges et les hérons viennent se baigner, là où les branches des arbres effleurent le courant et font des rides sur l’eau quand le vent les caresse…

*

Tous les jours, elle y pensait, en épluchant les légumes récupérés au marché, lorsque les commerçants laissaient dans des cagettes ce qui n’était plus vendable, ce avec quoi elle confectionnait gratins et soupes - leurs repas quotidiens, à elle et au petit. Un jour, près d’une poubelle, elle avait trouvé un couteau. Il n’était même pas abimé. Elle avait tout de suite apprécié sa prise en main. Le manche était de couleur verte. Celle de l’espérance, avait-elle songé.

Le facteur passait toujours l’après-midi quand il avait fini sa tournée. Elle l’aimait bien, le facteur. Il était très gentil. Grand et rassurant. Il venait quatre à cinq fois par semaine. Pour dire bonjour. Discuter avec elle et surtout aider le petit. Rarement, il apportait du courrier. Elle ne recevait pas de lettres. Ou juste une de temps en temps, une lettre de la mairie, d’un service social ou de la patronne chez laquelle elle faisait le ménage et le repassage.

Là, c’était encore le matin, et la vieille femme s’était figée en épluchant un céleri-rave. Il lui semblait entendre quelqu’un marcher sur le chemin. Alors, elle avait regardé le petit et, comme elle, il avait entendu les pas lourds, de plus en plus lourds, se rapprochant. Elle avait dit « va, le petit » et la porte s’était ouverte avec fracas au moment où la voix suave du présentateur ajoutait 145 euros dans la mallette.

*

Je m’appelle Ilian. Quand elle parle de moi, elle dit toujours « le petit ». C’est plein de tendresse, de toute celle que ma mère n’a pas pu me donner. Un jour, quand j’étais bébé, elle m’a laissé là, à la porte de la bicoque où habite celle que j’appelle Grand-Mère. Ici, on est en sécurité. Pas comme là-bas, d’où je viens. Vu que c’est la guerre, là-bas, après les mers et les hautes montagnes. Je ne sais pas pourquoi c’est la guerre. Grand-Mère ne sait pas non plus pourquoi les gens se battent. Surtout les hommes. Quand elle dit ça, elle me serre tout contre elle et murmure « je t’aime, le petit » dans l’air chaud de la cuisine. Jamais elle le dit dehors, quand on se promène ou qu’on sort le soir regarder les grandes aigrettes, les ibis rouges et les hérons qui viennent se baigner juste au moment où le soleil couchant ressemble à du feu. Jamais dehors, non. C’est dans la maison qu’elle parle, ou qu’elle écoute. Elle écoute ce présentateur qui donne des nombres qu’elle note pendant que je fais mes devoirs sur un coin de table. C’est dans l’après-midi que vient le facteur. Il est marrant. Quand il marche, on dirait qu’il danse. Il me fait faire des exercices et il m’apprend des choses dans les livres qu’il m’apporte. Ici, j’apprends bien parce que c’est confortable et tranquille. Grand-Mère dit que ça sera encore mieux quand elle aura acheté une plus grande maison. Quand elle aura gagné plein d’argent - l’argent de la mallette. Elle dit : « Tu sais, le petit, tu pourras inviter tous tes copains et je vous ferai des gâteaux ». Pour l’instant, j’ai pas de copains. Pas si grave. J’en aurai plus tard. Je me sers un bol de thé et je vais embrasser Grand-Mère. Elle a noté 142 251 dans son carnet. Je retourne lire dans un coin confortable pendant que Grand-Mère va inventer une soupe ou un plat de légumes. Avec ceux que l’on a ramassés au marché. Et tout à coup, je vois qu’elle est inquiète. Qu’elle se crispe. Elle tient en l’air son couteau à manche vert, et la pelure du céleri-rave fait comme une guirlande en suspension au-dessus de la table. Elle a entendu quelque chose dehors : des pas sur le gravier et je les entends aussi à mon tour, des pas lourds, très lourds, et de plus en plus proches. Elle dit « Va, le petit. » Et la porte s’ouvre avec fracas.

*

Le soleil était déjà haut dans le ciel quand les premiers pas de l’homme se firent entendre. Cela ne pouvait pas être le remplaçant du facteur parti en vacances : les pas étaient lourds, menaçants, pleins de fureur, et les cailloux tremblaient en crissant dessous. La porte s’ouvrit comme si elle explosait. À ce moment précis, dans le poste de radio, la voix suave de l’animateur disait « Je rajoute 145 Euros dans la mallette ! ». La vieille femme lâcha son couteau, se leva et se plaça devant le petit qui tremblait. À l’homme qui venait d’entrer, masqué et bâti comme une armoire à glace, elle dit « Non mais, en voilà des manières ! » D’une voix fluette. Ce à quoi il répondit en se moquant « Non mais, en voilà des manières ! », avant de grommeler « File-moi ton pognon, la vieille ! ». Sans ménagement, il la saisit par le cou et demanda où elle cachait l’argent. Comme elle refusait de le lui dire, il la poussa. Il la poussa si fort qu’elle tomba derrière la table.

- Peut-être que tu l’sais, toi où elle met ses petites économies, ta mamie…

L’homme s’approcha du Petit tétanisé par la peur sur sa chaise, les bras tendus comme un zombie. À son poignet droit, tout entortillé, l’enfant remarqua le serpent bleu tatoué sur la peau. Un serpent plein d’écailles dont la queue disparaissant sous la manche de blouson est prêt à lui cracher son venin à la figure. C’est alors que le téléphone sonna. L’homme sursauta et d’un bond se jeta sur l’appareil pour décrocher.

- Allo !... Quoi ? Comment ça, « madame » ? Est-ce que j’ai une voix de gonzesse ?... Quelle mallette ?... Tu sais où tu peux te la foutre, connard ?

Ces mêmes mots, la radio les répéta en écho tandis que l’homme jetait le portable par la porte ouverte sur le gravier. Il esquissa un pas en direction du Petit quand il poussa un cri rauque. La vieille dame s’était relevée et lui plantait rageusement son couteau dans le ventre. Et ça rentrait et ça sortait tout en même temps qu’elle criait. L’homme hoquetait, crachait du sang. Dans sa fureur, elle compta chaque entaille. Elle voulait le transpercer de 142 251 coups auxquels elle en aurait rajouté volontiers 145 si le Petit n’avait pas crié.


J’ai crié. Et alors, soudain, elle s’est souvenue que j’étais là. Que j’existais. Elle a laissé tomber son couteau et, de ses mains pleines de sang et de colère, elle m’a serré dans ses bras comme jamais.

- Ilian… Ilian...

Pour la première fois, elle m’appelait par mon prénom. Elle m’a embrassé. Et moi aussi je l’ai embrassée. Et tous deux, en même temps, on a regardé l’homme qui gémissait encore. Et Grand-Mère a appelé la police.


La vie avait repris, cahin-caha, et la vieille dame recommençait à noter les chiffres de la mallette tandis que le Petit, dans son coin, attendait que le facteur revienne pour l’aider à corriger les devoirs qu’il avait faits pendant les vacances. Et à chaque fois que l’animateur appelait quelqu’un au téléphone, à chaque fois que retentissait la tonalité d’une sonnerie dans la radio, tous deux se figeaient, pensant à ce serpent tatoué au poignet du voleur.

Un serpent qui sifflerait longtemps au-dessus de leurs têtes.

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