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Souvenirs d'enfance

Quoi de mieux qu'un souvenir d'enfance pour s'essayer à l'écriture ? Un souvenir d'enfance ... oui mais pas n'importe lequel : celui que vous gardez tapi tout au fond de votre mémoire parce que, rien qu'à son évocation, vous éprouvez un sentiment de peur, de honte, de colère, d'effroi ... Anne, Claude, Jean-Christophe, Jean-Luc, Martial et Sylvie vous livrent ici un peu de leur enfance.


La Meuse / Anne de Rancourt


Nous chantons. Je chante de tout mon cœur :

- Entends-tu les clochettes tint’…

Le son de la clochette tout au fond du couloir m’a fait sursauter. Je me tais. C’est léger, encore discret, mais j’ai clairement entendu sonner la clochette.

Ma copine Mathilde aspire un grand coup, bouche ouverte : ça fait « hhhan ! », quelque chose comme ça, puis elle se penche vers moi, me pousse du coude, chuchote un truc que je ne comprends pas et agite une main de haut en bas avant de la plaquer sur ses lèvres, arrondies en un O d’excitation mêlée de peur. J’en fais autant, Chantal, Martine et Michèle aussi. Et puis Sylvie et Virginie. Et encore Isabelle. Comme une contagion qui se propage à toute allure. Chaque fille de la rangée a maintenant une main sur la bouche et agite l’autre de haut en bas. La sœur fait « tsst tsst ! ». La religieuse quête notre attention, sourcils levés, elle pose un doigt sur ses lèvres, parcourt du regard chaque rangée de la classe. Yeux écarquillés, nous sommes hypnotisées. J’ai un peu mal au cœur.

Le son de la clochette se rapproche.

Notre chant s’est interrompu à « tintinnabuler ». Voilà, c’est ça le mot : la clochette, dans le couloir, elle tin-ti-nna-bu-le. De plus en plus près. Nous sommes muettes, toutes, souffle retenu, oreilles aux aguets, bouche ouverte et cœur affolé.

IL ARRIVE.

J’ai peur.


Ai-je vraiment entendu un frottement de semelles sur le carrelage, le frôlement d’un manteau le long des murs, le petit choc de son… de sa… comment ça s’appelle ? Pourtant on l’a dessinée ce matin… Je ne sais plus. La sœur sera fâchée. Lui aussi, c’est sûr.

La clochette n’est plus loin. Elle tintinnabule de plus en plus distinctement. J’ai mal au ventre. On entend d’autres pas.

Nous ne bougeons pas. Nos mains se sont posées sur les tables, comme des oiseaux. Dans mon ventre, ça tremble. Peut-être que si je ferme les yeux très fort je vais disparaître de cet instant, m’évaporer de cet endroit, me retrouver dans les bras de maman, tout de suite. Je ne veux pas être ici, je ne peux pas être ici. Mal au cœur, mal au ventre.

Je vais sûrement mourir, même si je ne sais pas comment ça fait. J’ai encore jamais mouru.

Dans mon coeur, quelque chose tape très fort. Mes doigts sont glacés.

Cette fois, ils sont là. On frappe à la porte vitrée de la salle de classe. Je ne regarde pas. La sœur, les mains planant au-dessus de nos petites têtes bouleversées pour maintenir le calme, invite d’une voix de traîtresse : « Entrez, Saint Nicolas, ô bon patron des écoliers ! »

Mais une affreuse ombre noire se précipite en premier dans la classe, bossue, sale, terrifiante et ricanante : le Père Fouettard agite des branchettes de saule, comme celles du jardin de Grand-père, souples et menaçantes, sous le nez des petites filles du premier rang. Quelques hurlements fusent, la sœur fait « chut ! » le doigt levé. Tout le monde se tait, cœur battant. J’entends des reniflements. Je renifle aussi.

Saint Nicolas entre à son tour, dans sa grande aube violette, coiffé de sa mitre, comme l’évêque qui a confirmé ma grande sœur. Il avance paisiblement, de son pas solennel de Saint Patron des Écoliers, avec son… avec sa… crosse, c’est comme ça qu’a dit la sœur, pour le dessin. D’un geste ample, il fait reculer l’affreux bonhomme au visage barbouillé de noir : un vrai geste de grand saint envers le vilain échevelé qui va se cacher derrière le tableau. Il en ressort aussitôt avec le Grand Livre du Saint qu’il brandit comme une menace. Il croasse « Tout ce que vous avez fait est dedans, vilaines petites filles désobéissantes ! Saint Nicolas sait tout ! ». Mon cœur va sortir de ma poitrine, mon ventre devient liquide : ce matin j’ai volé le goûter de Mathilde dans son cartable et après j’ai fait semblant de le chercher avec elle. Le Saint le sait. Il sait que j’ai volé le Choco BN de ma copine. C’était bon, croustillant comme j’aime. Saint Nicolas l’a lu dans son Grand Livre, c’est sûr ! Je l’ai mangé dans les toilettes qui sentent mauvais, tout vite, pendant qu’Isabelle me tenait la porte pour que personne n’entre pendant que je…

Sous ma robe écossaise, soudain, c’est chaud, c’est mouillé. Je veux maman, je pleure.

La sœur vient près de moi, s’étonne à voix bien haute : « Eh bien, Anne, tu as fait la Meuse ? ». Au pied de ma chaise, elle a vu la petite rivière qui s’écoule avec un petit bruit et rejoint la travée.

Tout le monde rit. Même le grand Saint Nicolas, patron des écoliers, sait tout.

Le Père Fouettard rapplique en claudiquant, baguettes à la main. J’ai six ans, je ferme les yeux très fort.

Le Père Fouettard, soudain, glisse.

Et tombe.

Dans la Meuse.



 

L'opération /Jean Christophe Dupuis-Remond


Ce matin-là, maman m’avait demandé de mettre ma brosse à dent, un tube de dentifrice, un gant de toilette, un slip, des chaussettes et un pyjama dans ma petite valise brune. « Prends aussi un livre », avait-elle ajouté. « Tu ne resteras sans doute pas très longtemps, mais c’est au cas où. ». Bien sûr, le plus long avait été de choisir quel roman de ma petite bibliothèque j’allais emporter. Un exemplaire lu et relu des aventures du Club des cinq ou du Clan des sept ? Un Signe de piste ou l’un de ces grands formats de Tout l’Univers ? Ayant peu d’ami, la lecture était mon passe-temps préféré et le choix d’un ouvrage en particulier m’était toujours un peu difficile. Ce fut un Fantômette que je glissai sous le pyjama rayé soigneusement plié avant de refermer mon bagage.

Descendus du neuvième et dernier étage de l’immeuble par l’ascenseur, nous partîmes à pied en direction de la clinique du parc - s’appelait-elle vraiment ainsi ? Dans mes souvenirs, c’est le nom qui m’est spontanément revenu… Avant d’entrer dans son parc aux arbres majestueux, nous avions marché assez longtemps pour que j’ai le sentiment d’une longue traversée de la ville. Je tenais la main de maman, j’avais fini par lui confier ma valise sans doute un peu trop lourde pour moi. À sept ans, on n’évalue pas forcément l’ankylose d’un porté de longue durée. Bien sûr, si papa n’était pas parti pour une formation de plusieurs semaines, c’est lui qui se serait chargé de ce fardeau. Nous remontâmes l’allée en demi-cercle depuis le portail. Sous un ciel où flottaient quelques nuages aux jolis arrondis, les tiges des fleurs des parterres semblaient jouer avec le vent. Des oiseaux gazouillaient. Tout me paraissait paisible.

La porte vitrée était immense. Quand maman l’ouvrit, elle grinça à peine mais j’eus l’impression de pénétrer dans un autre monde. Froid, empli de senteurs diffuses un peu écœurantes, des “odeurs de docteur” me dis-je in petto. J’allais m’asseoir sur une chaise dans la salle d’attente tandis que maman se chargeait des formalités administratives. Trois autres enfants étaient déjà là. Un garçon et une fille parlaient à voix basse, probablement un frère et sa sœur. L’autre garçon paraissait perdu dans ses pensées. Je regardais par la fenêtre près de laquelle j’étais assis. Mais ma contemplation était gênée par des bruits métalliques venant des pièces voisines aux portes closes. Plus inquiétants, quelques pleurs et cris qui résonnaient derrière ces hauts murs jetèrent le trouble dans mon esprit.

Maman m’avait promis que j’aurais peut-être un petit peu mal, mais que cela passerait très vite. Voulant me montrer fort, « comme papa », je fis en sorte de ne pas trembler lorsque l’infirmière, une dame de grande taille, m’assit sur le fauteuil oblique. Pour ne pas fixer les terrifiants instruments posés sur un plateau voisin, tandis qu’elle m’attachait les avant-bras avec les lanières de cuir accrochées aux coudières, je regardai attentivement sa figure. Son fascinant poireau capta toute mon attention. Placé entre sa narine gauche et la lèvre supérieure, il était surmonté de trois poils noirs, ce qui me semblait incongru pour une dame dont la chevelure était d’une telle blondeur. Le médecin entra. Maman, assise sur une chaise dans un coin, se leva. « Jean-Christophe, c’est cela ? » demanda-t-il. Elle acquiesça. « Bien, ne perdons pas de temps. J’en ai trois autres avant midi. Mathilde, le plateau est-il prêt ?... Madame, vous attendrez dans la salle commune, le nom de votre enfant est écrit au pied du lit. Je vous souhaite une bonne journée. ». Alors que seule sa présence me rassurait, maman sortit. La peur me saisit alors. Je voulus crier et sauter hors de ce qui me parut un piège affreux tandis que le médecin avançait vers mon visage une longue pince en fer. Mais l’infirmière avait placé dans ma bouche une sorte de cercle métallique. Je ne pus émettre qu’un gargouillis de terreur quand l’objet y pénétra. La douleur fut instantanée. J’eus l’impression qu’on m’arrachait la gorge et sombrai aussitôt dans le néant.

Quand j’ouvris les yeux, j’étais en pyjama dans un lit de fer aux draps blancs. Maman était assise à côté de moi. Je la sentais soulagée de me voir réveillé. Elle me caressa le visage puis glissa l’oreiller derrière mon dos pour me permettre de m’asseoir. Elle prit ensuite un pot et une petite cuillère sur un plateau posé sur la table de chevet. « C’est de la glace à la pistache, mon chéri, ta préférée. Ça va bien apaiser la douleur. »

Je suis resté près de quatre jours dans cette grande salle blanche. Maman vint chaque matin et chaque après-midi, demeurant à mes côtés une bonne heure. Elle me donnait des nouvelles de papa et de son stage à Paris, et aussi de mon petit-frère que gardait une voisine. Le reste du temps, je lisais et somnolais. Les violents élancements post-opératoires dans ma gorge m’ont suivi jusque dans mon sommeil pendant quelques semaines. Puis ces cauchemars se sont estompés. Et comme pour exorciser cet épisode traumatisant, le lendemain de mon retour à la maison, je me suis astreint à écrire sans faute d’orthographe, le mot amygdales.


 

Les boutons d'or/ Jean-Luc Fabry


Nancy, mai 1964.

Enfin, je suis premier. Premier de ma classe de CM1. Mes parents vont être fiers, depuis le temps qu’ils en parlent ! « Jean-Luc, il faut bien travailler à l’école pour avoir un beau métier plus tard » est leur petite ritournelle. Je l’entends tous les matins, ou presque. Et parfois, ça m’énerve. Mais je ne dis rien. « On ne répond pas à ses parents. »

En vrai, j'aime l'école et surtout les copains qui vont avec. Mon école, c’est Braconnot, toute proche du parc de la Pépinière. Grande et belle avec ses fenêtres entourées de briques rouges, elle est le centre du quartier. Les cris, les cavalcades, les bagarres dans la cour de récréation, ça me plaît. Ça m’impressionne, aussi.

J’habite juste à côté dans une bâtisse encore plus haute mais un peu triste avec sa façade lézardée : la caserne de gendarmerie. J’habite là parce que je suis fils de gendarme. Fils unique.

Avoir bien travaillé à l'école mérite un cadeau. Ce sera mon premier vélo « de grand ». Nous allons l’acheter, en famille, chez le marchand de jouets, rue du Pont Mouja. Je n’ai que neuf ans et mes parents choisissent une bicyclette dont la taille est destinée à un enfant de douze ans. Il faut qu’elle me dure longtemps, comme les chaussures que l'on achète avec une ou deux pointures de trop.

- Essayons voir.

Mon père me soulève sans effort et me pose assis sur la selle. Je tangue, près de chavirer : même en tendant les pieds au maximum, je ne touche pas le sol. La tuile ! Sous les yeux de ma mère, le beau grand vélo jaune devient un engin dangereux. Dans un effort désespéré, je tente de la rassurer par une démonstration périlleuse : j'arrive à l’enfourcher, je roule sur quelques mètres, l'arrête et en redescends tant bien que mal. La voix autoritaire de mon père tranche la question :

- On le prend.

Juin. Bientôt les vacances. La dernière leçon de sciences naturelles de notre maître, Monsieur Renard, est consacrée au bouton d'or. On la connaît bien, pourtant, cette fleur jaune : « Tu aimes le beurre ? » demande-t-on en rigolant quand on la brandit sous le menton d'un copain et qu'elle s'y reflète comme par magie. Les élèves doivent donc apporter en classe quelques boutons d’or ou plus exactement quelques « renoncules âcres ». Quel nom bizarre ! Le maître vient de l’écrire au tableau. Je sais déjà où en cueillir une belle brassée : au parc de la Pépinière, juste à côté de chez moi.

La Pép’ abrite un petit zoo. Au fond du parc, en bordure du boulevard du xxvie régiment d'infanterie, quelques parcelles de terrain fournissent le fourrage nécessaire aux animaux. Mais en ce début de mois, l'herbe haute n'a pas encore été fauchée et les boutons d’or brillent au soleil. Ils nous attendent, mon copain Alain et moi. Avec lui, je partage tout : la vie à la caserne, la même classe depuis le CP et les Carambars achetés au bureau de tabac, juste à côté de l'église des Cordeliers. Nous sommes inséparables.

- On y va ?

Alain se cambre sur les pédales de son vélo demi-course : un Peugeot avec de la guidoline rouge qui colle un peu aux mains. Il porte un petit sac marin en tissu écossais à l'épaule. Ainsi, les boutons d'or ne seront pas écrabouillés. Il s'élance dans la rue Jacquot qui mène au Parc. Je tente de le suivre en serrant bien fort mon guidon qui tremble un peu.

Nous abandonnons nos vélos sur l'allée de gravillons à l’entrée du parc. À quelques mètres de là, un panneau d'interdiction de marcher sur les pelouses monte la garde. À plat ventre dans l'herbe qui frotte nos visages et nos jambes dénudées, nous progressons vers quelques touffes de boutons d'or. Alain entrouvre le sac et avec une délicatesse toute maladroite, enfourne les premières fleurs que je viens d'arracher. Encore quelques minutes et le sac est bien plein. On a fait vite ! Et Monsieur Renard va être content…

- Hé ! Qu'est-ce-que vous faites là-dedans ?

Une voix furibarde. Une silhouette surgit de l'allée qui mène au Jet d'eau et me glace le sang. C'est un garde, reconnaissable à son uniforme de couleur vert bouteille et à son képi. Tout le personnel de la Pép’ connaît les enfants de la gendarmerie dont le parc est le terrain de jeux préféré. On est fichu ! Il va nous dénoncer à nos parents, c’est sûr ! Alain réagit aussitôt en lâchant le sac et en se précipitant sur son vélo qu'il enfourche en un clin d'œil. Déjà, il fonce du côté de la Cité Administrative. Il lui faut très peu de temps pour rejoindre la caserne, planquer son biclou au garage et monter dare-dare chez lui. Quant à moi, je perds un temps précieux en voulant ramasser notre butin floral puis je trébuche contre l'arceau métallique qui sépare le terrain de l'allée et m’affale par terre. Les genoux écorchés et sanguinolents, je me redresse péniblement puis tente de monter sur mon vélo tout en agrippant le sac. La selle trop haute et le manque d'appui sur le sol me sont fatals. La main du garde se pose sur mon épaule avant que j’ai pu donner un seul coup de pédale.

Quelques minutes plus tard, une ribambelle de gendarmes agglutinés aux fenêtres de leurs bureaux observe un garde goguenard traverser la cour de la caserne en tenant par la main un blondinet en larmes. Je serre dans la main gauche le petit sac d'où sortent quelques fleurs déjà flétries. De la main droite, j’agrippe le guidon de mon vélo « de grand » que je pousse avec difficulté, les yeux baissés sur les pointes poussiéreuses de mes chaussures. Je viens de troquer les félicitations de monsieur Renard contre un lamentable fiasco ; la leçon de sciences naturelles a tourné au vinaigre. Me voici au beau milieu de la cour de la gendarmerie. La honte. Alors que mon père s'approche, je relève timidement la tête. Son regard est sévère, mais pas trop. Il voit bien que je suis dans un piteux état, puni avant l’heure par ma propre maladresse.

Ce soir là, quand j’aurai tout raconté à mes parents - la leçon de sciences, la demande du maître, la fuite de mon meilleur copain, le vélo trop grand, la chute sur les graviers, le garde bouffi de colère - nous partagerons alors, tous les trois, le même avis : la renoncule âcre porte bien son nom.


 

Comme en orage /Martial Imbault


« Va chercher le gosse avant que je m’déplace. L’heure, c’est l’heure, nom de Dieu ! Ses devoirs, il les finira plus tard. »

Mon père n’avait pas besoin de hurler. Juste de hausser la voix, tonner du regard. Aussitôt maman se levait, ramenait les pans de sa blouse devant elle, les lissait de ses mains tremblantes, essuyait dans le tissu ses mains moites de crainte, puis sortait en traînant ses charentaises.

Ce soir-là, lorsque j’avais rejoint la table, déjà vêtu de mon pyjama trop grand pour mes treize ans, la lampe à suspension dessinait son rond jaune, englobait la table, l’isolait du reste de la cuisine. Le buffet, la cuisinière à bois et la pierre à eau n’étaient plus que des ombres. Aux paillettes scintillantes de la poussière se mêlaient les bulles d’un silence effervescent. On se serait cru enfermés dans une boule de verre avec de la neige dedans. Ça n’était pas beau, ni rassurant, mais électrique de colère retenue, lourd de nuages qui n’allaient pas tarder à percer.

J’avais le regard en dessous. Cuiller après cuiller, mon père faisait de grands slurps ! en mangeant sa soupe. C’était baveux, sans grâce. Cet homme, avec sa casquette sale sur la tête, sa moustache luisante du liquide chaud qu’il ingurgitait en ronchonnant « Peux pas faire attention à pas la laisser bouillir, non ? » et maman qui ne disait rien, qui baissait juste la tête. Cet homme aux mains dont les ongles étaient noirs et dont les yeux me regardaient avec autant de sombre qu’il y avait de tempête dedans, je ne l’aimais pas.

- Enlève-moi ça d’la table, m’avait dit mon père en désignant la cocotte.

Arrivé en retard, je ne mangeais pas de soupe et retirais donc la gamelle. Je m’asseyais et sentais couler en moi les sanglots que je ravalais. Deux sillons se creusaient de chaque côté du nez. Ça faisait mal comme du sable qui égratigne. Deux sillons de larmes qui d’un coup étaient siphonnées par la gorge en une bruyante déglutition.

- Tu ravales ta salive de travers maintenant ? interrogea mon père en ricanant.

Maman apporta le rôti de porc entouré de pommes de terre et servit d’abord mon père.

- Pain.

Je lui tendis la miche dans laquelle il découpa trois tranches avec l’Opinel qui lui servait aussi à se curer les ongles.

La radio murmurait ses Tribunes de l’Histoire.

Les couteaux grafignaient le gré usé des assiettes.

Le vent jetait la pluie sur les carreaux avec mépris.

Alors, le chien gratta à la porte.

- Va lui ouvrir, ordonna mon père.

Dans la précipitation, je renversai mon verre d’eau. Maman essuya très vite avec le torchon qu’elle avait toujours posé sur le dos de sa chaise.

- Peux-pas faire attention, espèce de bon à rien ! marmonna mon père en mangeant ses pommes de terre.

Je laissais entrer le chien qui s’ébroua en soulevant autour de lui des centaines de gouttelettes d’eau qui, à mes yeux, formaient comme des éclats de cristal.

- Essuie-le, nom de Dieu, cria mon père, il va en foutre partout !

J’épongeais le chien avec la serviette qui lui était réservée. Dans sa tête de cabot, il y avait aussi de la résignation, de la soumission. Le chien savait qu’il n’irait pas plus loin que le sac en toile de jute qui lui servait de tapis. Le chien devinait ce qu’il risquait à dépasser ce petit territoire rectangulaire. Un coup de pied dans le flanc, une gueulante. Alors il tourna et retourna sur ses pattes pendant que je l’essuyais. Le chien se faisait tendre. Réconfortant. Je crois qu’il sentait passer au-travers de ses poils humides toute mon émotion et ma rage retenue. Il se frottait à mes jambes, mettait du sourire dans son regard battu, donnait un coup de langue à ma main. En retour, je le chatouillais. Puis il se coucha, le museau aplati au sol, les yeux entrouverts. Il me regarda rejoindre ma place où je mangeai le rôti et les pommes de terre, refroidis.

- Dis-donc, toi, lâcha brutalement mon père en poussant son assiette devant lui, c’est quoi cette note en maths que t’as encore eue ?

Je sentis l’électricité pénétrer mon corps. Ma peau se rétracta.

Je murmurai, les yeux baissés :

- … Jyarrivepasenmaths…

- Articule quand tu causes.

- … J’y arrive pas en maths… Mais t’as vu, tout le reste de mon bulletin, c’est que des bonnes notes, ajoutais-je.

Mon père frappa du poing sur la table.

- Tu parles de bonnes notes. T’as vu ta moyenne ? Encore une fois, je parie que t’as moins que ton cousin Bondoufle. Tout ça parce que t’es nul en maths...

- J’Y ARRIVE PAS EN MATHS. J’Y ARRIVE PAAAAS !

C’était la première fois que je hurlais. Que je tenais tête. J’avais grondé violemment comme en orage. Ça éclairait de partout. Ça tonnait à en faire trembler la lampe tandis que, dans le poste, les historiens décrivaient les ruines fumantes d’un champ de bataille.

- J’y arrive pas, tu comprends pas ça ?!

Ma voix crépitait, s'étranglait, chevrotait jusqu’à l’aigu.

- J’en ai marre que tu me parles toujours de Bondoufle. BONDOUFLE ceci, BONDOUFLE cela. Et moi ? Et moi ? Je suis qui, moi ?

Aussitôt dit, je pris ma fourchette et la jetai avec rage sur mon père. Peut-être ma mère cria-t-elle à ce moment-là ? Peut-être tenta-t-elle de le faire, en tout cas. Peut-être aussi un grognement du chien se fît-il entendre. Une plainte. La fourchette rebondit sur la table, heurta l’arcade sourcilière gauche de mon père et retomba sur le sol. Soudain, les yeux brûlants, les lèvres serrées, il se leva, esquissa un mouvement de la main mais ne me toucha pas. Il se rassit.

Tremblant, mais victorieux, je finis de manger.

A la radio, Bonaparte avait pris le pont d’Arcole.

Et maman, lourde dans ses savates, apporta le fromage.

 


Jour de fête / Claude Millerand


La règle en bois d’ébène de Monsieur Longeville est sans graduation. Elle lui sert juste à nous foutre la trouille et à nous faire mal. Même que, des fois, ce fumier nous punit, nous obligeant à tenir à genoux sur cette vacherie de bout de bois carré. Depuis l’estrade, il nous domine et nous impressionne du regard derrière ses lunettes fumées. Avec sa tête de Bull-dog, ses grosses joues jaunes et roses, ses cheveux gris blanc gominés et ses poils qui lui sortent du nez, Monsieur Longeville, notre instituteur-directeur est moche comme un pou et nous file la trouille dès qu’il se met à bouger.

Sa règle (main droite) frappe sa paume (main gauche), il descend de son estrade en prenant l’allée centrale de la classe pour inspecter nos résultats de calcul mental, affichés à la craie sur nos ardoises devant nous. Avec quatre pauvres bonnes réponses sur les dix calculs posés, je n’en mène pas large. Il observe nos têtes, enregistre les scores, les yeux baissés, personne ne bronche. Malgré quelques variantes, son rituel immuable est une torture pour les élèves inconstants dont je fais partie. Parvenu au fond de la classe, il se retourne, se racle la gorge bien fort et comme à son habitude, fonce sans prévenir au hasard ou au choix sur l’ardoise de l’un d’entre nous qui servira d’exemple, à suivre ou à fuir, selon son humeur. Aujourd’hui, ce sadique annonce qu’il a gardé le meilleur pour la fin… J’ai entendu sa grosse voix dans mon dos et la règle du démon s’abat sur ma table, à deux doigts de l’encrier. Je sursaute en poussant un hurlement, me protégeant la tête avec mes bras, à demi replié sur mon pupitre, avec la crainte de me faire dévorer. J’entends sa grosse voix tonner « MILLERAND sur l’estrade ! » Je ne suis pas fier, je sais que je vais déguster. Pendant que je me lève tout tremblotant et me dirige vers l’échafaud, il continue, vicieux :

- Voici celui qui ne pense qu’à s’amuser, se battre, celui qui travaille comme un cochon et qui, malgré ses possibilités et parce que c’est un vrai fainéant, se retrouve en dessous de la moyenne. Alors Millerand, faire l’idiot c’est facile, mais réfléchir, c’est une autre limonade !

Il me rejoint sur l’estrade, prend un air dégoûté et me détaille de la tête au pied avec sa foutue règle.

- Baskets sales, chaussettes dépareillées, genoux écorchés, un bouton de blouse arraché… et des cheveux qui n’ont pas dû voir un peigne depuis un moment !

Puis il termine avec emphase :

- Hors de notre vue, piteux énergumène ! Tourne-toi, tu ne nous mérites pas !

Ce que je fais en fermant les yeux, tout serré de la tête, des épaules et des dents. J’entends le « Hi-han » des autres dans mon dos et sens sur ma tête cet horrible bonnet à oreilles de carton qui, je le sais, porte la mention, JE SUIS UN ÂNE. « Hi ! » Un premier coup sec de sa règle mord ma fesse droite. « Han ! » Une deuxième attention sur le haut de ma cuisse gauche. Je ne moufte pas. Aucun cri. Aucun son. Il peut toujours aller se faire voir, je ne lui ferais pas ce plaisir. Mon tortionnaire finit par pointer son arme en bois au creux de mon dos et me pousse.

- Au coin, bourricaud ! Et cent fois à copier pour demain, signé par tes parents « Je suis un âne fainéant et crasseux, si je continue ainsi, j’irai brouter dans un parc à cochon » !

Et les autres en chœur de braire « Hi-han! Hi-han ! Hi-han ! » Tous se marrent, se moquent et s’esclaffent. Moi, je pleure doucement, en cachette, sans bouger, me demandant bien comment je vais me débrouiller ce soir pour la faire signer, cette punition. Après ou avant qu’on fête mon anniversaire ?


 

En rouge et blanc / Sylvie Marchand


Ma petite sœur me serrait très fort la main. J'avais 5 ans, un manteau rouge à martingale, un bonnet assorti et serrais très fort la sienne en retour.

Depuis plusieurs jours, l'excitation était à son comble. Il était de toutes nos conversations et nous nous préparions à voir au loin sa longue barbe blanche tant attendue. La nuit était tombée et le fond de l'air était frais. Nous avions traversé une forêt de jambes, de manteaux pour arriver à notre place. Ma sœur avait 3 ans et était collée tout contre moi. Plantées au bord du trottoir, tout près de nos parents, nous l'attendions avec impatience.

La veille au soir, aidée de mon père, j'avais déposé devant la porte de l'appartement un verre de lait, une assiette de gâteaux et une belle grosse carotte, non sans une pointe d'inquiétude. Saint Nicolas et son âne allaient-ils réussir à parvenir jusqu'à nous ? Nous qui habitions au 8e étage d'un immeuble situé à la Cure d'air, un ensemble résidentiel nancéien. Heureusement, mon père avait balayé mon inquiétude en affirmant que saint Nicolas trouverait sans peine notre appartement et que ça n'était pas un ensemble d'immeubles qui allait l'arrêter, qu'il trouvait toujours son chemin jusqu'aux enfants sages. À mon réveil, je fus tout de suite rassurée : lait, gâteaux et carotte avaient disparu.

En ce temps-là, saint Nicolas était tout au moins aussi important que le Père Noël pour une petite nancéienne de 5 ans. Le défilé, suivi du feu d'artifice, était un moment incontournable de la venue de saint Nicolas. Bien sûr il viendrait nous rendre une bien courte visite à l'école, accompagné du Père Fouettard, son terrible acolyte punissant les enfants désobéissants. Bien sûr, nous le verrions à la fête organisée par le travail de notre maman. Mais le défilé était, sans nul doute, le moment le plus festif où saint Nicolas apparaîtrait tout auréolé de lumière et de musique.

L'attente était longue, le froid de plus en plus vif. De nos bouches s'échappaient des bouffées de vapeur. Nous piétinions pour réchauffer nos pieds. Les premiers chars s'approchaient chargés d'enfants que nous enviions. Que n'aurais-je donné pour être installée parmi eux ! Des compagnies musicales nous faisaient danser. Tambours, trompettes, cymbales... Le temps passait, les chars se succédaient. Nous piétinions. Nous trépignions d'impatience.

L'apparition des chars faisait monter notre excitation, les uns portant leur cohorte d'enfants lançant des bonbons, les autres décorés d'animaux fantastiques, de cabanes multicolores. Puis vint le moment où le Père Fouettard fit son apparition, dans sa robe de bure, le visage noirci. Moment délicieux où la certitude d'avoir été sage pendant l'année permet de vaincre sa peur. Mais avais-je vraiment été assez sage ? La nuit était maintenant complètement tombée, il ne restait plus que quelques chars avant que n'apparaisse celui tant attendu. Ensuite, viendrait le temps de la remise officielle des clefs de la ville par le maire suivi par le feu d'artifice où chaque nouvelle fusée crée une petite secousse au ventre en explosant.

Et soudain, précédé de cris, il apparut. Nos mains se serrèrent plus forts, nous reculâmes pour nous dissimuler derrière les jambes de nos parents. Nos bouches s'ouvrirent sans émettre le moindre son. Il était là. Immense. Énorme. Imposant. En rouge et blanc. Des larmes perlèrent à nos yeux. Nous étions terrorisées, tétanisées. Les larmes ruisselaient maintenant sur nos visages, nous nous cachions tant bien que mal derrière nos parents. Nous n'avions plus qu'une seule envie fuir le plus loin possible. Il était là sur le char, courant, gesticulant, vociférant. Un couteau couvert de sang à la main, le tablier maculé du sang des pauvres enfants disparus dans le saloir, comme dans la légende que nous racontait notre maman. Le boucher avait fait son apparition.

Nous ne vîmes ni saint Nicolas ni feu d'artifice. Devant notre terreur et nos pleurs, nos parents nous avaient prises dans leurs bras et ramenées vite fait à la maison.

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